Nothingness & Somethingness
par Eileen Sommerman
« La répétition, c’est vivre dans le présent profondément et courageusement... Celui qui ne saisit pas que la vie est une répétition et que la répétition est la beauté de la vie, a prononcé son propre verdict, il ne mérite rien de mieux que ce qui de toute manière lui arrivera : il périra.»
Søren Kierkegaard, Répétition 1.
Le médium qui actionne la vie est la répétition. Si certains états, comme la mort et la folie, l’amour et la beauté, échappent à la redondance du temps, seule la finitude de la vie soulage la monotonie absolue de l’infini. Travailler la Nature comme un médium est pour Cécile Hartmann une négociation avec la nature tragique de la nature.
Les Eglises centre d’art contemporain, soit deux églises devenues un espace d’exposition, est une mutation d’un contexte anthropologique vers un autre, d’un corps proverbial vers un espace mental. D’une certaine façon, lorsqu’on pénètre dans l’exposition Supra-Continent de Cécile Hartmann, on a la sensation de marcher dans sa propre tête : une machine mentale s’active à l'intérieure de laquelle un pli sombre et répétitif se lève et retombe.
Des images de grande taille sont posées contre les murs : Variations (2010). Ce sont des images de précipitation, des instants vertigineux de gel dont l’échelle rendent la lecture abstraite et les font apparaître telles des peintures. Cécile Hartmann est un peintre dans le sens où elle traduit toute ressemblance apparente. Elle identifie des motifs du passage du temps et ses images sont un moyen de réification : une image de gel est gelée par l’image. Il s’agit d'une tautologie réflexive, simple, profonde et également absurde. Comme dans La Répétition de Kierkegaard (que certains considèrent comme une comédie) : « Kierkegaard tente de trouver la répétition dans le théâtre mais elle lui échappe. Il tente d’aller au café, puis déclare finalement : “ J’ai découvert qu’il n’y a tout simplement aucune répétition, et j’ai vérifié ceci en le répétant de toutes les manières possibles.” 2 »
Comme en poésie, Cécile Hartmann retourne les choses par le prisme de sa vision et elles reviennent réfractées. Plus que de belles images, ses images sont des images de la beauté, transformées par ce que Kant appelle la faculté transcendantale de l’imagination : une seconde nature. Par son imagination, Hartmann regarde la nature comme un élément qui contribue à dissoudre le temps et l’espace. Ainsi, les modèles qu’elle projette du temps et de l’espace sont singuliers et émancipés, dans le même temps où sa relation à la Nature est personnelle et politique, produisant des images qui manifestent des signes de tension entre attraction et répulsion.
Au début des années 2000, Cécile Hartmann se sert de l’esthétique controversée d’une couleur comme forme de séduction. Des corps portant sur leur dos des monochromes oranges pénètrent dans le métro, dans la mer ou déambulent et ralentissent des embouteillages nocturnes. Un dispositif visuel obscur et provocateur. Dans ses images de figures solitaires au Japon, vulnérabilisées par la ville et isolées devant des écrans lumineux, la nature devient antagoniste par son absence. Hartmann construit un scénario dramatique dans un monde de panneaux signalétiques. Dans ses représentations récentes de la Nature, esthétique et politique se rencontrent : la beauté se transforme et révèle une décadence dans sa résistance aux clichés pittoresques, plus dure et plus touchante. Elle regarde la brutalité du paysage et le traverse comme un chat. Ainsi, toute politique d’aliénation est regardée fixement et déstabilisée.
Au fond de l’espace un film est projeté en boucle. Au cœur même de la chapelle, cette séquence graphique résonne physiquement. Elle s’ouvre sur une eau jaillissante qui, contre toute attente, se tempère et suit un cours d’eau inquiétant et calme jonché d’objets étranges – une barre de métal tordue, une pierre brillante, un keffieh – à l’intérieur d’un paysage fragile. Portés par l'eau qui se déchaîne, nous sommes indéniablement tristes lorsque celle-ci se tarit. À la fin nous contemplons les braises d’un feu. C’est un cycle dense et spectaculaire qui maintient un suspens sans finalité et fonctionne par des effets sans causes. L’intensité commune à de nombreuses œuvres de Cécile Hartmann déclenche une réaction émotionnelle et c’est avec notre propre corps que l’on est amené à visionner ce film.
La Nature est-elle un antidote à la violence bien que la violence puise sa source dans la nature elle-même ? C’est ce que questionne la boucle de ce film où les protagonistes se confondent. Cécile Hartmann suit le mouvement de l’eau dans l’espoir d’une convergence avec une autre source (son travail peut être perçu comme une quête d’affinités, une composition de relations). C’est précisément dans cet espace, entre les phénomènes extrêmes de la nature et de la violence qui se superposent, que l’artiste voit et active sa narration acide, fragile et doucement fantastique. Il n’y a pas qu’une seule manière de lire sa relation à la nature. Elle peut se réfugier dans les accidents de la nature – telles que l'abstraction des mouvements de gel ou la présence des animaux dans une zone industrielle – car l’intelligence qui anticipe sa vision n’est pas strictement politique ou féminine, c’est-à-dire qu’elle ne condamne pas l’évidence et n’est pas là pour effectuer un sauvetage. Son regard est fort et raffiné et, lorsque l’objet qu’elle regarde est à la hauteur de cette épreuve, il en émane une impression de confiance qui dépasse de loin l’exercice intellectuel.
Tout comme Hanne Darboven percevait le passage du temps à travers son observation de la nature, pour Cécile Hartmann, la notion de beauté émerge de la nature et par conséquent cette notion ne se base pas sur des conventions. Hartmann est davantage intéressée par les interstices inconfortables, par les mécanismes du temps et de l’espace, leurs manifestations physiques, et plus particulièrement par la matérialisation de leur changement. Darboven utilise des additions simples de numéros pour créer un affect héroïque et, de manière similaire, Hartmann traduit la nuance à travers un algorithme perceptuel et esthétique qui révèle la fragilité et l’aléatoire comme formes de beauté.
Dans la série intitulée Manifest (2010), elle puise dans la nature de petites situations qui pourraient être autant de réponses ou de questions. Un chemin en pierre qui se rassemble ou s’éparpille, un enchevêtrement de branches illuminées, les restes figés d’un feu . Dans de multiples tonalités de gris. Son langage visuel est précis, particulièrement dans les formats aux cadrages si définis et à l’intention si déterminée. De manière récurrente cependant, elle envisage la présence de l’abject (peut-être un signe du pathos de la modernité et un rejet de statu quo) et le choix de ses sujets révèle davantage sa préoccupation particulière pour une ontologie de l’existence que pour une taxonomie de la beauté. Même lorsqu’elle documente la détérioration ou l’érosion, son travail reste fascinant, car elle appréhende la temporalité dans un geste d’empathie.
En relation à ses travaux plus anciens où elle se basait davantage sur la valeur de la couleur, la palette grise de Cécile Hartmann est récente. Sans indices sensationnels – comme, par exemple, la fonction de la couleur qui construit la profondeur de champ –, la transition entre l’environnement et nous-mêmes est facilitée, les structures qui nous permettent de nous situer dans le temps et dans l'espace sont dissoutes. Le romantisme étonnant de Cécile Hartmann évoque la Zone de Tarkovsky dans Stalker : « [...] Ici nos humeurs, nos pensées, nos émotions, nos sentiments peuvent apporter des changements. Et nous ne sommes pas capables de les comprendre. Des vieux pièges disparaissent et de nouveaux prennent leur place ; les anciens lieux, sûrs, deviennent impraticables et la route peut être soit simple et facile, soit incroyablement déroutante. Voilà comment est la Zone. Cela peut même sembler capricieux. Mais en fait, à tout moment, elle est exactement comme nous la concevons dans notre conscience... ».
Le romantisme de Cécile Hartmann n'est pas dystopique : la nature est son médium pour aborder la réalité. La recherche de réalités enchantées a une longue histoire et, pour différentes raisons, cela n’a pas vraiment changé. Blake était en quête d’une réalité plus réelle que son imagination et, en 1786, Goethe part faire son Grand Tour : « Il semble que l’époque de la beauté soit révolue et que seuls la nécessité et les besoins matériels remplissent maintenant nos journées »4. Cécile Hartmann reconnaît également ces vieux pièges et, pour s’en échapper, elle prend le risque de croire en la nature et en son cours mystique et répétitif.
©Eileen Sommerman, writer & art critic based in Toronto -Catalogue de l'exposition Supra-Continent, Centre d'Art les Eglises, Chelles
Les extraits de textes ont été traduits en français par Caroline Hancock et Cécile Hartmann : 1. Søren Kierkegaard, Repetition, A Venture in Experimental Psychology, by Constantin Constantius, October 16, 1843, édité et traduit par Howard Hong et Edna Hong, Princeton University Press, 1983, p. 16. 2. Repetition, op. cit. p. 165. 3. Andrei Tarkovsky, Collected Screenplays, traduit par William Powell et Natasha Synessios, Londres, Faber and Faber, 1999, p. 395. 4. C. De Seta, La scoperta dell’Italia nel viaggio di Goethe, in L’Italia dei grandi viaggiatori, Rome, édité par F. Paloscia, Abete, 1986, p. 47.